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La folie qui nous gagna avec la naissance de Golem s’apaisa avant le crépuscule. L’excitation fit place à l’épuisement. La longue veille de la nuit précédente, l’angoisse et le bonheur avaient consumé nos forces. C’est à peine si nous nous aperçûmes que le MaHaRaL était toujours là et ne cédait rien de sa sévérité.
Pas un, parmi nous, ne songea à l’énergie fabuleuse qu’il avait dû déployer pour donner vie à cette boue que l’on déversait à ses pieds. Pas un n’avait compris la vérité, ÈMET : MaHaRaL, à notre demande, venait d’introduire l’étranger parmi nous. Aujourd’hui je comprends mieux sa gravité d’alors. Il ne montrait pas une once de joie, tandis que tous nous exultions.
À mon étonnement aujourd’hui encore, je me rends compte que nous étions plus stupéfiés par l’apparence et la vie de Golem que par l’immensité du pouvoir et de la sagesse que notre Maître avait dû requérir pour l’engendrer. Notre admiration pour le MaHaRaL était si absolue, et depuis si longtemps, que nous étions prêts à considérer cet immense prodige comme un événement résultant tout naturellement de son savoir et de sa pureté.
Alors que les enfants s’épuisaient autour de Golem dans une sarabande pleine d’allégresse, notre Maître descendit de la carriole où il était juché. Il se dirigea vers les marches de la nouvelle synagogue de Maisel. Nous étions là, tous assemblés, nous, ses disciples du klaus et les rabbis de la synagogue. Avec vénération, nous formâmes une haie pour son passage.
À ce moment, l’un des plus jeunes disciples du klaus désigna Golem et demanda d’une voix inquiète.
— Et lui ?
La crainte sur son visage révélait les mots qu’il ne prononçait pas. Le MaHaRaL l’entendit et, sans se détourner, répondit simplement :
— Golem m’attendra. Dieu, lui, n’est pas toujours patient.
En effet, Golem semblait attendre.
Alors qu’un instant plus tôt il tanguait au milieu de la liesse enfantine, dès que le MaHaRaL s’était éloigné, il s’était figé. Debout, immobile, indifférent au vacarme qui l’entourait. Comme s’il dormait. Ou qu’il ne s’était jamais animé.
Cependant, les portes de la synagogue n’eurent pas le temps de se refermer sur nous. Un énorme vacarme éclata sans que nous comprenions d’abord de quoi il s’agissait. Finalement, sur la place, des mains désignèrent l’église du Saint-Esprit qui surmontait comme une sentinelle le mur d’enceinte de la ville juive. Des voix s’exclamèrent :
— Le tocsin ! Le tocsin !
C’était vrai. L’appel des cloches vrilla l’air et figea le sang dans nos veines. À Prague, le tocsin ne sonnait que pour annoncer la peste, les incendies et la guerre.
Pour la première fois depuis des heures, nous détournâmes nos yeux de Golem. Dans un premier réflexe d’effroi, nous cherchâmes des fumées sur les toits et par-dessus nos murs.
Ce ne furent pas les flammes d’un incendie qu’on discerna, mais des visages ahuris. Deux dizaines d’hommes, et parmi eux des prêtres en soutane, se massaient sur la coursive de bois qui courait sous le toit de l’église pour en faciliter les réparations. Leurs doigts pointaient le Golem et, malgré la distance, nous pouvions deviner leurs yeux effarés.
Nous comprimes : alors que d’ordinaire nos rues étaient d’un silence et d’un calme prudents, nos cris, nos chants, notre exubérance avaient alerté la ville chrétienne.
Emportés par notre gaieté, nous étions sur le point de moquer la peur provoquée par Golem quand, sous le son des cloches, nous perçûmes un vacarme d’un tout autre genre. Celui-là, nous le connaissions bien : c’étaient les braillements de la foule qui précédaient les explosions de fureur contre nous.
Quelqu’un lança :
— Les portes, les portes…
Avec sagesse, au matin de ce jour exceptionnel et avant même que le MaHaRaL annonce sa décision de créer Golem, le bourgmestre Maisel avait ordonné que les portes de notre ville demeurent closes. Cependant, en temps de paix avec les chrétiens, nos rues ne restaient jamais fermées. La manœuvre avait donc attisé leur curiosité.
Quand nous nous approchâmes du mur d’enceinte, nous découvrîmes une multitude agrippée aux cheminées voisines, entassée dans le cadre des faîtières, partout où la vue donnait sur nos maisons et sur nos places. Des échelles avaient même été dressées, permettant à des gamins de grimper sur les pierres moussues du mur situé dans l’axe d’une ruelle ouvrant sur la place de notre hôtel de ville. Là, ils hurlaient ce qu’ils voyaient à ceux demeurés dessous. Quelques-uns singeaient Golem en se dandinant sur l’étroite maçonnerie. Ils riaient, lançaient le poing vers nous et, à l’occasion, quelques cailloux.
Et nous, tout à notre joie, nous n’avions eu conscience ni de leurs regards ni de leur peur.
Ah, lecteur, tu peux comprendre sans peine les folles élucubrations qui traversèrent l’esprit de ceux qui venaient de nous surprendre à danser autour de Golem ! Déjà enclins à nous croire maîtres d’une magie infernale, excédés par les rumeurs les plus féroces qui nous condamnaient à l’avance, ils découvraient de leurs yeux l’ahurissante réalité.
Comme à un signal, le battement du tocsin cessa brutalement. Des rues à l’entour de l’église nous entendîmes monter une vibrante clameur. Un braillement de fureur enthousiaste qui nous glaça les chairs. L’instant d’après, des coups sourds annoncèrent qu’on cherchait à enfoncer nos portes.
La joie, l’allégresse et la fatigue nous abandonnèrent. Une vieille peur mêlée de colère crispa nos épaules et serra nos poings. Des femmes s’empressèrent de réunir leurs enfants et de les pousser vers les maisons.
Eva tenta de les arrêter :
— Que faites-vous ? Pourquoi fuyez-vous ? Golem est là, maintenant ! Avez-vous donc tous oublié pourquoi nous avons supplié Grand-père rabbi de le créer ?
Elle avait raison.
Émerveillés, comblés par le prodige du MaHaRaL, nous nous étions comportés comme des enfants au spectacle. Le voir sculpter Golem et lui insuffler un semblant de vie avait été une sorte de grâce que nous offrait l’Éternel par son entremise. Et, oui, nous avions oublié la véritable raison de son existence : nous protéger.
À présent, nous entendions distinctement les coups de bélier contre la porte Paryzkâ, notre porte principale donnant au cœur de Prague. Comme les autres, j’eus soudain conscience de la folie qui nous avait emportés. Le cœur serré de honte, je compris la sévérité qui imprégnait le visage du MaHaRaL. Pétrir la glaise de Golem dans une apparence d’homme, le pousser au mouvement, aussi formidable que ce fût, n’était que la moitié de l’œuvre.
« Ne préjuge pas de ce qui n’est pas encore accompli. »
Je crus entendre la voix du MaHaRaL chuchoter à mon oreille ces mots que je connaissais si bien.
Oui, rien, encore, n’était accompli. L’obstination des Gentils à la haine et à la violence nous le rappelait. Le doute, la terreur de nouveau s’abattaient sur nous.
Golem était toujours debout, comme endormi. Sur son front les quatre lettres du mot ÈMET paraissaient ternes, à demi recouvertes par des coulures de boue. Sa face sans bouche, les pierres qui lui servaient d’yeux n’avaient rien pour nous rassurer. Dans cette immobilité, Golem n’était plus qu’un grotesque amas de limon en forme d’homme. L’humidité suintait de sa masse. Une flaque malodorante s’était formée autour des blocs ébauchés qui lui servaient de pieds. Et comme l’ombre du soir approchait vite, sa boue paraissait si sombre qu’elle semblait vouloir bientôt s’effacer et disparaître à jamais dans la nuit.
L’incertitude nous serra la gorge. Ce colosse informe et dégoulinant, cette glaise de la Vltava pourrait-elle nous défendre et nous sauver de la haine ?
Comme pour nous répondre, le tocsin se remit à battre. Les vibrations des cloches déchaînées nous abrasèrent les nerfs. Les cris qui montaient de derrière les murs s’accompagnaient maintenant des hennissements de chevaux et d’un cliquettement de ferraille.
Le bourgmestre Maisel apparut avec une dizaine d’hommes portant des lanternes. L’ombre glaciale du soir s’était abattue sur nous sans que nous nous en rendions compte.
Il y eut un cri dans la foule. Je mis un instant à comprendre que c’était ce fou de Zalman qui se réveillait. Il nous haranguait avec son verbe de dément :
— Golem ne vous protégera pas ! Ce n’est qu’une illusion de boue puante. Le MaHaRaL est le Maître des mensonges. Honte à lui qui attire le Mal sur nos têtes ! Les Gentils vont nous étriper parce que vous vous livrez à la magie. Il faut ouvrir les portes et les laisser repousser ce tas de boue immonde dans le fleuve, sinon, demain, nous n’aurons plus de fils ni de filles…
À peine Zalman eut-il fini d’éructer que Maisel somma ses hommes, qui s’emparèrent de lui. Il ne cessa de vociférer pendant qu’ils le repoussaient loin de la place.
Mais, comme toujours, les propos de Zalman, si insanes fussent-ils, laissaient leur empreinte dans les têtes et les cœurs les plus faibles. Un murmure ambigu s’étira ici et là. À sa manière, Zalman exprimait tout haut une vérité : si Golem échouait à nous protéger, peu d’entre nous verraient l’aube du jour à venir.
Les imprécations de Zalman ne firent pas ciller le MaHaRaL. Je me demandai s’il les avait entendues. Au cœur de l’angoisse et du tumulte qui nous emportaient, il conservait un calme qui donnait à sa silhouette quelque chose d’irréel.
Il se tenait si près de Golem qu’il pouvait le toucher. Sa main sortit de la vaste manche de son manteau. Ses doigts se tendirent, effleurèrent les monstrueux doigts de boue. Un mouvement doux, presque tendre. Cela dura un peu, puis les paupières du MaHaRaL voilèrent son regard. Sa main s’éleva. Ses lèvres et sa barbe s’agitèrent sous la vigueur de sa prière. Nul n’en devina les mots. Le manteau qui l’enveloppait frémit sous la tension de son vieux corps. On osait à peine regarder. Une prière monta à la bouche de chacun, un étrange chaos et empilement de prières tandis que le vacarme autour de nos rues croissait.
Et, d’un coup, un prodige se réalisa encore devant nous. La chair si pâle de la main du MaHaRaL se mit à briller. Un éclat dur comme celui des étoiles que l’on observe par les nuits très froides. Une irradiation éblouissante qui semblait sourdre de la paume même de notre Maître. Elle fusa sur la boue moite de Golem où s’absorbaient les rayons des lanternes.
Du haut de sa masse, la tête de boue s’inclina, les quatre lettres de sa vie, qu’on discernait à peine un instant plus tôt, commencèrent à luire. La main du MaHaRaL se leva encore, comme s’il voulait recueillir dans sa paume cette face sans bouche et sans parole.
Les pierres bleues de ses yeux répondirent à l’éclat qui les illuminait. Golem eut une secousse qui nous ébranla tous. Il redressa et détourna sa face comme sous l’effet d’un éblouissement.
La vie était revenue en lui.
Dans la pénombre, la brise tiède qui se levait dispersa sur nos lèvres un souffle bizarre. Un air légèrement écœurant, comme on pouvait en respirer aux chaleurs d’été sur les rives de la Vltava.
La voix du MaHaRaL n’eut pas à être forte pour s’imposer.
— Viens, dit-il. Viens, Golem, et accomplis ce pourquoi tu vis.
Ce ne furent que quelques mots. À peine plus que du silence.
Pourtant, lecteur, considère cela. De ma vie, avant ou après, jamais cet instant ne se reproduisit et jamais je ne reçus de leçon plus prodigieuse.
Ces quelques mots du MaHaRaL n’étaient rien. Des sons simples et ordinaires. Pourtant, avec chaque syllabe qu’il prononça je vis jaillir de sa bouche ce souffle unique et fabuleux, ce pouvoir du Verbe avec lequel le Saint Nom tira un jour le monde hors du néant et lança nos vies dans l’univers.
Mais aussitôt, sans rien quitter de sa simplicité et conservant sa main dressée, paume face au ciel, le MaHaRaL s’écarta de Golem. Il se dirigea si brusquement en direction de la porte Paryzkâ qu’une bousculade s’ensuivit.
Les porteurs des lanternes coururent pour le précéder. Le mouvement de la foule se transforma en une sorte de houle qui s’élargissait devant Golem. Le sol tremblait sous ses pas colossaux.
La porte Paryzkâ se découpait dans la nuit rougie par les torches. Elle était flanquée de deux petites tourelles à guichets que les guetteurs avaient depuis longtemps désertées sous les jets de pierres venus de l’autre côté. Les massacreurs gueulaient, rythmant l’élan des bœufs qui entraînaient le bélier. Les huisseries résistaient encore, bien que chaque coup engendrât des fissures et des brisures plus importantes. Le madrier, retenu dans son cloisonnement par des cordes, tressautait, craquait, mais tenait bon.
Y avait-il des guetteurs invisibles sur les toits voisins ? Ou fut-ce le martèlement du sol par Golem qui nous annonça ? Les vociférations de l’autre côté de la porte diminuèrent.
Le bourgmestre Maisel se tourna vers le MaHaRaL et lui demanda de bien vouloir s’immobiliser. Golem en fit autant. Maintenant qu’il occupait tout l’espace d’une rue, sa taille n’en paraissait que plus géante. Sa face sans bouche parvenait sans peine à la hauteur des premiers étages.
Maisel lança d’une voix forte :
— Les Gentils ignorent la puissance de Golem. Il est juste que je monte au guichet, afin de les prévenir qu’ils peuvent encore choisir la paix sans…
Il n’acheva pas sa phrase. Le cri de Zalman l’interrompit.
Une hache brandie au-dessus de la tête, le fou se précipita sur les cordes retenant le madrier de la porte. Avant que quiconque réagisse, il les frappa de toutes ses forces. Des éclats de chanvre volèrent autour de lui. Les cordages n’étaient pas tout à fait tranchés quand, de l’autre côté, un nouveau coup de bélier catapulta le madrier hors de son cloisonnement. Il rebondit contre la poitrine de Zalman, le projeta au sol, l’écrasant comme une feuille.
La lueur des torches des chrétiens apparut dans l’entrebâillement de l’huis. Une clameur de victoire jaillit. Parmi nous, certains se jetèrent sur le madrier pour le replacer. Ils furent balayés par les vantaux, qui cédèrent sous le nouveau choc du bélier et s’ouvrirent aussi sèchement qu’une paire de volets.
La stupeur nous pétrifia de part et d’autre.
La foule des Gentils était impressionnante. Derrière l’attelage de quatre paires de bœufs harnachés au tronc d’un arbre comme à un timon se pressait une marée humaine hérissée de lances, de haches, de chevaux caparaçonnés comme à la guerre. Les épées luisaient du rouge des torches ; des bâtons cloutés, des casse-tête, même des faux, virevoltaient tels des oiseaux de malheur.
La sidération de nos assaillants valait bien la nôtre. Eux qui, pour la première fois, levaient la tête afin de découvrir la face de Golem.
Ils n’eurent pas le loisir de s’y attarder.
Le MaHaRaL à nouveau lança sa main vers cette masse de glaise qui nous dominait tous. On l’entendit répéter :
— Va, accomplis ce pour quoi tu vis !
Et Golem s’avança de ce pas lent qui était le sien.
Avant qu’il parvienne à la porte, une pluie de flèches vibrionna dans l’éclat des torches. Avec un bruit de grêle, elles s’enfoncèrent dans la boue de son torse et de ses hanches. Les unes s’y retenant et se balançant avec les mouvements de Golem, les autres glissant comme des brindilles sur le limon humide. Puis ce fut au tour des lances à fer large de voler. Elles s’enfoncèrent plus profondément dans la masse de Golem, leurs lourdes hampes entravant à peine sa progression.
Il inclina la tête, son regard de pierre parut considérer avec étonnement cette broussaille de hampes qui hérissait son torse. Son bras et sa main droite se levèrent. Lances et flèches furent balayées telles des plumes, se brisant avec des bruits de roseaux secs et s’égaillant en tous sens.
Ce fut ce geste, je crois, qui fit comprendre aux massacreurs leur échec. On entendit les chevaux hennir sous les brides trop tendues et les braillements empruntèrent soudain l’accent de la panique.
Golem se remit en marche, s’avança droit sur les bœufs abandonnés sous la charge du bélier. Il attrapa le tronc massif qui avait défoncé la porte et, d’une poussée à peine imaginable, il rejeta violemment l’attelage dans la foule, semant la terreur et la douleur. Avec un craquement qui nous fit reculer, le tronc du bélier défonça la façade d’une maison. Les bœufs, entravés par les licous, beuglèrent autant que si on les égorgeait. De la masse de son poing et d’un geste qui sembla presque doux, Golem assomma la bête la plus proche de lui.
L’épouvante emporta la foule. Golem tourna sur lui-même comme si le chaos alentour le déconcertait. Des torches lancées des étages des maisons plurent sur son dos. Elles s’éteignaient dans un chuintement flasque aussitôt qu’elles l’atteignaient. Des haches rebondirent contre ses cuisses, détachant de maigres poignées de boue. Aussi indifférent qu’un mur, Golem stoppa le galop d’un cavalier qui le chargeait. Sa poigne de boue souleva l’homme et le cheval, et, comme un enfant rejetterait un jouet brisé, il les projeta loin de lui.
La nuit de Prague n’était plus qu’un hurlement de terreur. Le carnage eût pu devenir plus absolu encore si le MaHaRaL n’avait levé la paume.
Il ne prononça pas un mot, ses lèvres restèrent closes. Le Golem se figea. Sa masse se découpait comme une forme de nuit plus obscure dans le ciel brillant d’étoiles.
Il se retourna, revint de son pas pesant, indifférent aux gémissements des blessés et, avec la fidélité d’un animal bien dressé, franchit la porte Paryzkâ, que l’on s’empressa de refermer à la chaîne derrière lui.
Notre propre stupeur devant sa puissance fut si grande que personne ne songea à crier victoire.